[PORTRAIT] Ella & Pitr, un destin de géant
L'art du couple stéphanois a atteint le stade du mythique dans le milieu de l'art urbain. Il est derrière ces fameux colosses endormis, aux proportions plus ou moins impressionnantes destinées à l'éphémère. L'opposé de leur carrière.
Il y a des hasards qui changent la vie. Et dessinent brusquement un destin. Que ferait Ella sans Pitr ? Et que ferait Pitr sans Ella si leur rencontre fortuite, fruit d’une maladresse, n’avait jamais eu lieu ? « J’étais avec un ami quand on a croisé Ella qui venait de faire tomber son petit chargement de crevettes et poissons place Grenette à Saint-Étienne. Lui la connaissait, pas moi. On a sympathisé et voilà », raconte Pitr sans équivoque. Nous sommes en 2007. Il a 26 ans, elle en a 23. On n’en saura pas plus sur leurs vrais noms. Après tout, comme dit Pitr, « Jean-Philippe n’est personne face à Johnny ».
Un nom de scène, le lycéen d’Honoré d’Urfé blagueur, « mais pas méchant », qu’état Pitr s’en est cherché un. L’ouverture d’un dictionnaire au hasard lui a fourni, écho à une appellation déjà bien rodée par son entourage. « J’étais l’archétype du graffeur de friches, l’ado des années 1990 à la culture hip-hop : rap, basket et Prince de Bel-Air. » Par-dessus tout, il aime dessiner. « Passe-ton-bac-d’abord » en poche, il ira aux Beaux-Arts à Lyon mais ne s’y fera pas. L’art animait aussi « l’avant » d’Ella. Mais elle n’est pas d’ici : originaire de la banlieue parisienne, elle a grandi à Montpellier. C’est l’école de la Comédie de Saint-Étienne qui l’a fait venir cette enfant du spectacle et du cirque dans la Loire. Aujourd’hui parents de deux garçons, le couple y vit et s’y plaît toujours, habitant la Colline des pères à Saint-Étienne, du moins entre deux voyages. Bien avant, le périple initial fut stéphanois. « Ella a été contrainte de plaquer la Comédie. Alors ensemble, on s’est retrouvé à coller et dessiner sur les murs de Sainté : c’est moins agressif que le graffiti car éphémère. On a été vite repéré mais aussi toléré. » C’est la genèse de leur art aux 1 000 collages, dont une bonne moitié à Saint-Étienne, qui invite plus au débat qu’au conflit.
AU FIL DES ŒUVRES
Le hasard de ces déplacements les conduit au Fil : la salle de concert verra leur première vraie commande. De là, les choses décollent. Y compris pour l’étranger où, à force de fréquenter Berlin, Porto, Lisbonne sinon Tokyo, non pour répondre à des demandes mais en saisissant la moindre occasion et connaissance, le couple génère des commandes en série et de nouvelles invitations… à coup de rencontres et prestations improvisées. Ella et Pitr se plaisent encore à pratiquer l’errance urbaine gratuite et savoureuse malgré la reconnaissance, les livres, les films, les appels d’offre et les célèbres galeries. En 2009, Feuvre & Roze à Paris les fera rentrer dans cet univers davantage calibré, aux côtés de stars du genre qu’ils ne sont pas encore : ces Invader ou JonOne qu’ils n’auraient jamais imaginé côtoyer. Ils y seront d’ailleurs à nouveau exposés à partir d’octobre sur leur actuel projet autour de la peinture sur tissu. Œuvre à admirer aussi chez l’encadreur Philippe Durand rue H.-Barbusse à Saint-Étienne dès le mois de décembre. On ne résumera donc pas ce parcours d’art urbain - « On préfère ce terme à celui de street-art, trop fourre-tout » – à ces géants qui ont tant fait grandir sa réputation.
Mais comment parler d’Ella & Pitr sans évoquer ces fameux colosses que leurs pinceaux laissent endormis derrière eux ? Le couple s’inspire de figures croisées, plutôt âgées, reproduites à leur manière où se décèle de la tendresse plutôt que la bassesse. Un sens du gigantisme sur les toits, les sols, les murs, amorcé par une œuvre à l’aérodrome de Saint-Galmier en 2013 sur 500 m2, sans drone à l’époque et donc, seulement orientés par des… parachutistes ! Une soixantaine suivra localement. À Saint-Étienne, au barrage du Piney à Saint-Chamond… Jusqu’au record de Quel temps fera-t-il demain ?, une œuvre de 25 000 m2 peints sur le toit du Parc Expo de Paris. Pas trop dur de travailler avec son conjoint ? « Au contraire, ça simplifie tout. À commencer par la vie de famille. Si l’un n’est pas d’accord, il laisse l’autre essayer et après, le bienfondé ou non de l’idée devient évident ! Et puis quand l’un est fatigué, l’autre est là. Il faut dire qu’on est très amoureux… » Et l’amour fait faire des pas de géant.
>> En 5 dates
2007 : rencontre à Saint-Étienne
2009 : 1er exposition chez Le Feuvre & Roze à Paris
2013 : 1er oeuvre gigantesque à Saint-Galmier
2019 : réalisation Quel temps fera-t-il demain ? Sur 2.5 ha à Paris
2022 (dès le 6 octobre) : exposition Plis et Replis